Non-violence
La non-violence, « une résistance molle » qui ne provoque pas de changement profond
Culture et idées | Source : reporterre.net - 10 janvier 2020 |
Dans « Comment la non-violence protège l’État », Peter Gelderloos tacle la non-violence, qui mettrait en danger les militants plus offensifs en en faisant des cibles de choix pour la répression. Il plaide pour « une diversité des tactiques » dans les luttes.
Peut-on résister à un système aussi violent que le capitalisme par la non-violence ? Non, répond l’activiste libertaire Peter Gelderloos. Dans son livre Comment la non-violence protège l’État ?, il explique pourquoi la non-violence seule ne permet pas (et n’a jamais permis) de provoquer des changements profonds dans la société et ne fait qu’asseoir les privilèges de celles et ceux qui participent à ces mouvements.
Alors que l’État réprime avec une violence grandissante les personnes qui le contestent, les mouvements non violents se multiplient. Cela n’étonne pas l’activiste et auteur libertaire Peter Gelderloos qui déplore que « la plupart des gens qui en viennent à s’impliquer dans des mouvements radicaux n’ont jamais entendu de bons arguments, ni même de mauvais, contre la non-violence ». Il avance au contraire que la non-violence « sert immanquablement les intérêts de l’État ».
C’est pourquoi il a écrit en 2005, Comment la non-violence protège l’État — Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux (How Nonviolence Protects the State). Le livre a été traduit en français en 2016 par un collectif qui l’a publié en accès libre et il est sorti en librairie en 2018 aux Éditions Libre. Dans cet ouvrage, il démonte méthodiquement les arguments utilisés par les militant.e.s non violents pour présenter leur tactique comme supérieure moralement et stratégiquement.
En se déclarant non violents, ces mouvements s’arrogent le droit de décider ce qui est violent ou non
Déjà, il s’étonne que des mouvements préfèrent se définir en premier lieu comme non violents, plutôt qu’anti-sexistes, anti-racistes ou anti-capitalistes. Surtout que la violence pose de sérieux problèmes de définition tant cette notion est subjective. Les actions des pacifistes (par exemple, bloquer le siège d’une multinationale), peuvent être considérées comme violentes par celles et ceux qui les subissent. Et Macron pourrait très bien considérer que les décrochages de ses portraits sont une violence contre lui. En se déclarant non violents, ces mouvements s’arrogent le droit de décider ce qui est violent ou non.
Pour l’auteur, les non violents se placent sur le terrain de la moralité, se souciant plus de rester dans le camp du bien et de la respectabilité (selon les critères définis par le pouvoir) que de stopper de manière effective les violences du système.
Gelderloos s’indigne d’ailleurs du fait que les non violents mettent sur le même plan la violence des opprimé.e.s et celles des oppresseurs. Pourtant, la première n’est qu’une réponse aux violences quotidiennes que le système produit et à l’arsenal répressif qu’il met en place pour les maintenir.
- En se limitant au pacifisme, les non violents réduisent l’éventail des tactiques utilisables selon l’auteur.
Ensuite, en se présentant comme « non violents », voire en dénonçant les violences des révolté.e.s comme c’est souvent le cas, les « paciflics » comme il les appelle, reprennent le vocabulaire de l’État, en définissant ce qui est acceptable ou non en manifestation. En se désolidarisant de leurs allié.e.s plus offensi.f.ves, les pacifistes les mettent en danger en en faisant des cibles de choix pour la répression. Et pour Gelderloos, imposer un code de bonne conduite en manifestation est autoritaire car cela revient à interdire à d’autres le droit à « l’auto-détermination dans leurs luttes ». À l’inverse, il ne viendrait à l’idée d’aucun.e activiste révolutionnaire d’imposer « que chaque participant-e à un événement frappe un flic ou lance une brique à travers une vitre ».
Et quand les pacifistes défendent la non-violence d’un point de vue stratégique, Gelderloos les attend au tournant. En se limitant au pacifisme, ils et elles réduisent l’éventail des tactiques utilisables, donc leurs possibilités de réussite. Pour lui, la non-violence ne peut conduire qu’à une réforme, au mieux à un changement de gouvernement, mais certainement pas à une révolution. « La non-violence assure le monopole de la violence à l’État », ce qui pose problème car « toute lutte contre l’oppression passe par un conflit avec l’État ». Et celui-ci ne se laissera pas faire s’il n’y est pas contraint, notamment par la violence révolutionnaire. En se refusant le droit à l’auto-défense et à la révolte sous toutes ses formes, les pacifistes se mettent à la merci d’un État qui est par nature oppressif et qui ne s’évaporera pas sur demande ou parce que « la légendaire ’masse critique’ » attendue par les non violents aura été atteinte.
Même massives, les mobilisations non violentes n’ont que peu de résultats
Et même lorsque les mobilisations sont massives, si elles restent non violentes, elles n’ont que peu de résultats. Il rappelle par exemple que la mobilisation, pourtant conséquente, contre l’invasion de l’Irak en 2003 n’avait pas suffi à l’empêcher.
Il tourne en ridicule l’histoire que les pacifistes se racontent sur leur radicalité. « S’asseoir et s’entrecroiser les bras n’est pas se battre, c’est une capitulation récalcitrante, lance-t-il. En revanche, « riposter physiquement décourage de futures attaques parce que cela fait augmenter les coûts que l’oppresseur doit dépenser pour maintenir l’oppression ».
Même s’il dénonce cette forme de « résistance molle », Gelderloos n’est pas un fanatique de la violence. Il prône « une diversité des tactiques ». Il insiste sur le fait qu’au sein d’un même mouvement ou d’une même manifestation, différentes tactiques (plus ou moins violentes) peuvent cohabiter, laissant ainsi à chaque personne la possibilité de choisir.
- Pour Gelderloos, la non-violence est une forme de « résistance molle ».
Gelderloos reconnaît volontiers que la violence n’assure pas la victoire. Mais à ses yeux, seules « les luttes usant de la diversité des tactiques (dont la lutte armée) peuvent aboutir. L’histoire est pleine d’exemple : les révolutions en Amérique du Nord et du Sud, en France, en Irlande, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam et ainsi de suite ».
Il argue, en s’appuyant sur des notes des services secrets étasuniens et des exemples historiques, que le pouvoir craint assez peu les mouvements strictement non violents et encourage au contraire des mouvements armés à opter pour la non-violence afin de mieux les maîtriser. Ainsi, pour garder la main sur les manifestations contre le Congrès national républicain de 2004 à New-York qui s’annonçaient massives, le maire, Michael Bloomberg, a tout fait pour encourager la non-violence. Il a été jusqu’à distribuer... des bons d’achats pour des concerts et des restaurants aux personnes qui acceptaient de porter une insigne proclamant leur non-violence.
Il s’élève contre le « révisionnisme historique » qui efface les mouvements populaires pratiquant la résistance armée
Gelderloos balaie dans ce livre certaines « manipulations et distorsions historiques flagrantes » des apôtres de la non-violence qui réécrivent l’histoire pour qu’elle colle à leurs discours. Il s’arrête longuement sur les cas de l’Inde et du mouvement pour les droits civiques aux USA, considérés comme des références par les pacifistes. Il rappelle que dans ces mouvements, même si l’histoire des dominants et des pacifistes retient Gandhi et Martin Luther King, de nombreux leaders et mouvements populaires pratiquant ou prônant la résistance armée ont largement pesé dans la balance comme Malcom X ou le Black Panther Party aux USA. Il revient aussi sur les émeutes de Birmingham en 1963 au cours desquelles « 3.000 Noir-e-s commencèrent à contre-attaquer, criblant la police de pierres et de bouteilles. À peine deux jours plus tard, la ville de Birmingham, qui avait jusque-là été un inflexible bastion de la ségrégation [malgré les campagnes non violentes], accepta de mettre fin à la ségrégation ». Et qui a déjà entendu parler de Bhagat Singh, ce révolutionnaire indien qui s’attira un soutien massif en commettant des attentats à la bombe et des assassinats au profit d’une lutte visant le renversement du capitalisme tant indien que britannique ?
- Bhagat Singh, révolutionnaire indien qui s’attira un soutien massif en commettant des attentats à la bombe et des assassinats.
Parmi d’autres exemples de « révisionnisme historique », Gelderloos dénonce la prétention des pacifistes qui attribuent le retrait des troupes américaines du Vietnam à leur mobilisation non violente plutôt qu’à la résistance armée et farouche des Indochinois sur le terrain et aux assassinats d’officiers par leurs soldats au sein de l’armée étasunienne.
Pour lui, si les pacifistes s’accrochent à la non-violence, c’est qu’elle est confortable. Outre le fait que ce type de résistance n’implique pas de grands risques pour son intégrité physique et sa liberté, elle ne vient pas menacer les fondements d’un ordre social qui profite largement aux privilégié.e.s blanc.he.s qui constituent le gros des troupes non violentes. Gelderloos va jusqu’à dire que c’est justement parce que la « non-violence est inefficace qu’ils la prêchent à ceux qui sont tout en bas de la hiérarchie raciale et économique », afin de s’assurer de préserver leurs privilèges. Il consacre un chapitre à dénoncer le caractère raciste de certains mouvements non violents et un autre qui dénonce leur caractère patriarcal.
Dans les dernières pages, il propose une alternative au pacifisme mais aussi aux révolutions étatistes. Il prône des révolutions anti-autoritaires, décentralisées, qui ne seraient pas contrôlées par une seule organisation. Et il prévient que l’émancipation a un coût : « Nous devons accepter avec réalisme le fait que la révolution est une guerre sociale, non pas parce que nous aimons la guerre, mais parce que nous reconnaissons que le statu quo est une guerre de basse intensité et que s’opposer à l’État mène à une intensification de cet état de guerre ».
L’ouvrage se lit facilement mais certaines répétitions alourdissent la lecture des derniers chapitres. Les exemples, bien que nombreux, mériteraient d’être réactualisés pour prouver que ces propos sont toujours valables aujourd’hui. Mais globalement ce livre apporte de précieux arguments et éclairages historiques à qui s’interroge sur la validité des tactiques non violentes. Il est à mettre entre les mains des milliers de personnes qui entrent en politique ces dernières années face à l’urgence climatique et sociale.
- Comment la non-violence protège l’État — Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, de Peter Gelderloos, Édition Libre, juin 2018, 180 pages, 13 euros.
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