L’écologie, c’est LA question existentielle de notre temps
L’écologie, nouvelle lutte des classes ? Pour le philosophe Bruno Latour, il est temps de sortir de la logique productiviste. Et temps pour les écologistes d’oser, enfin, prendre le pouvoir.
Quel est le point commun entre le méga succès de Netflix Don’t Look Up : Déni cosmique, fable décapante sur une société inconsciente du désastre climatique qui la menace… et le dernier essai de Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, souvent présenté comme l’un des penseurs les plus lus et les plus cités à travers le monde ? « On fait le même boulot, on tente de mobiliser contre la catastrophe. Même si je ne prétends pas être aussi efficace que Leonardo DiCaprio pour travailler les esprits et les affects… » Son Mémo sur la nouvelle classe écologique, coécrit avec le doctorant en sociologie Nikolaj Schultz, annonce en tout cas la couleur : l’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes ; et pour gagner la bataille, il est urgent de « faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même », comme l’énonce le sous-titre. Un texte incisif, percutant, en soixante-seize points « à discuter et annoter » et qui arrive à point pour la campagne présidentielle.
Cela fait un peu peur, écrivez-vous, de réutiliser le terme de « classe ». Pourquoi l’avoir choisi [...] Nous sommes dans une autre configuration historique, et la lutte des classes, qui a tout organisé autour de la production et de la répartition de ses fruits, a oublié les limites des conditions matérielles de la planète. Il faut donc faire « dériver » ce mot, comme pas mal d’autres…
Par exemple ?
Écologie [...] C’est LA question existentielle de notre temps, qui porte
sur l’ensemble de ce qui fait le collectif humain, des éléments
économiques, spirituels, artistiques, affectifs qui constituent la vie.
Et ce changement d’horizon est un renversement violent, et non une «
transition ». Il est articulé autour d’un point central : le maintien
des conditions d’« habitabilité » de la planète. Autrement dit, peut-on
encore vivre dans un monde habitable, alors que nous modifions la
composition de l’atmosphère et que nous comprenons enfin que nous vivons
entremêlés à toutes sortes d’autres vivants ? Qu’est-ce que cela change
pour notre conception du progrès ? De la modernité ? Et comment
maintenir un idéal de liberté quand on doit apprendre à dépendre ? On
voit avec le Covid que c’est compliqué de dépendre des virus des uns et
des autres — ce qu’on savait pourtant depuis un moment. Mais dépendre de
l’oxygène, du sable, du lithium, des abeilles, etc. : comment faire ?
La liberté, l’émancipation, valeurs mobilisatrices par excellence, sont
remises en cause, et ce serait bien si on avait un autre terme
qu’écologie pour parler de cela. Malheureusement, il n’y en a pas. Il
faut faire avec les mots qu’on a.
Et avec une écologie politique qui peine à convaincre…
Nous
n’avons toujours pas le niveau de discussion nécessaire pour une vie
politique orientée par l’écologie ou ce que j’appelle « la condition
terrestre » : quel genre de société voulons-nous, sur quel genre de
Terre ? Bien sûr, d’innombrables activistes, scientifiques, chercheurs,
artistes, paysans, jardiniers empoignent ces questions. Mais ce n’est
pas rassemblé dans un grand ensemble cohérent. Depuis ses débuts, le
socialisme a travaillé toutes les questions que nous listons dans le Mémo,
pour transformer les esprits, les affects, les paysages, les arts… Ce
travail, tant idéologique que juridique ou culturel, n’est pas fait par
les partis écologistes, qui vivent sur un répertoire très important de
pratiques, sans pour autant définir leur système de valeurs, leur vision
du monde. Or dans la lutte politique, c’est très embêtant de ne pas
avoir la maîtrise de l’idéologie.
Il faut du temps pour cela, et les partis écolos sont très récents…
C’est
tout le tragique de la situation actuelle : nous manquons cruellement
de temps, tout en ayant besoin comme jamais de ce travail de réflexion.
Son absence explique, en partie, l’indifférence inquiète et embarrassée
dans laquelle beaucoup de gens sont coincés. L’immense majorité a beau
avoir compris que le monde a changé — la prise de conscience depuis cinq
ans est fulgurante —, elle ne sait pas comment traduire son angoisse et
sa culpabilité en mobilisation.
Parce que ce n’est toujours pas une question politique ?
La
politique arrive toujours après ; c’est la mise en forme d’une longue
série de transformations — affectives, esthétiques, juridiques,
existentielles… —, d’une lutte acharnée des idées. Pour inventer le
libéralisme, pour construire cette fiction de l’individu calculateur et
autonome, pour embarquer les classes anciennes dans le développement de
la production et faire miroiter ces promesses de liberté, de
développement infini, il a fallu trois siècles de travail des penseurs,
des idéologues, des artistes ! Il suffit de voir la façon dont la
littérature ou la peinture ont accompagné l’invention du libéralisme, ou
le monopole que la gauche exerce dans la culture, pour comprendre
combien l’écologie manque de ressources. C’est comme si, puisqu’ils
s’occupent de la nature, les écolos pouvaient délaisser la culture…
Pourtant il va bien falloir travailler les affects sur toutes ces idées
de prospérité, de dépendance, d’habitabilité, et c’est une sacrée
bataille culturelle !
Vous dites aussi que la nouvelle classe écologique n’est pas assez fière d’elle-même ?
«
Fierté », c’est un terme qu’introduit Norbert Elias pour expliquer
comment la bourgeoisie s’est mise à la place de l’aristocratie. Ne pas
se sentir dépendante des positions politiques qui ont été établies par
les autres, cela fait partie du dispositif. Je passe pas mal de temps à
regarder les films des meetings de Georges Marchais, François Mitterrand
ou François Hollande : il y a une unité, évidemment de projet, mais il y
a aussi un très fort sentiment de fierté, celui d’être dans « le sens
de l’Histoire », comme on disait. Les partis écolos sont récents, mais
il est temps qu’ils deviennent adultes et clament fièrement : voilà le
nouveau sens de l’Histoire !
Pourquoi l’écologie politique ne s’assume-t-elle pas ?
Cela s’explique en grande partie par le fait que l’écologie est née dans les marges, depuis la fin de la guerre, avec des penseurs et des précurseurs qui ont décidé de « sortir du système », comme on dit… Aujourd’hui,
ces marginaux sont devenus centraux parce qu’ils ont pointé du doigt LA
question pour la survie de tous. Ce changement est très compliqué pour
des gens qui se voient toujours comme marginaux et qui, brusquement,
s’aperçoivent qu’ils peuvent devenir la majorité et doivent répondre à
de nouvelles questions : que fait-on de la conquête du pouvoir ?
Qu’est-ce qu’un État de l’écologisation, tout comme il y a eu un État de
la reconstruction, un État de la modernisation, un État (très secoué)
de la globalisation ? Et qu’est-ce qu’une Europe écologique ? Tant que
les écologistes continueront à chérir leur marginalité, ils seront
incapables de définir la politique à leur manière et de repérer
l’ensemble des alliés mais aussi des adversaires. Car définir ses
ennemis, c’est essentiel.
Justement, on vous reproche de « pleurnicher le vivant », pour reprendre les termes de l’économiste Frédéric Lordon, et de ne pas désigner les responsables…
La prolifération de réflexions sur la nature est souvent dépolitisée, je suis d’accord. Mais
on connaît parfaitement les deux cents méchants charbonniers-pétroliers
! La clarification est publique : de plus en plus d’institutions
refusent de financer les énergies fossiles ; la responsabilité des plus
riches dans le changement climatique est amplement documentée (lire le Rapport sur les inégalités mondiales 2022) ; on a plein de propositions efficaces d’impôts sur l’usage du
CO2, sur la fortune des multimilliardaires. Le défi n’est plus de
désigner mais de rassembler des gens décidés à en tirer les conséquences
concrètes. Or le pétrole, c’est aussi nos voitures, nos pulls en
polyester, nos steaks saignants… Nous sommes victimes et complices, à
différentes échelles. Si un parti écologique était élu à la
présidentielle, quelles populations suivraient des mesures, forcément
difficiles, à même d’attaquer sérieusement ces charbonniers-pétroliers ?
Il faut des gens derrière.
Pour la première fois, vous dites clairement que l’écologie est de gauche. Est-elle anticapitaliste ?
[...] Aujourd’hui, il s’agit de comprendre que la
production seule ne définit plus notre horizon, et que notre obsession
pour la production destructrice… nous détruit. Ce que
l’on ne capture pas avec la notion de « capitalisme », c’est que la
bataille porte sur l’économie : non pas la discipline économique, qui
sert à faire des comptes, mais celle avec un grand E, cette idéologie
qui conçoit les relations humaines uniquement en termes de ressources et
nous vend la croissance comme seul moyen de prospérer. Voilà pourquoi
cette bataille s’inscrit dans l’histoire de la gauche émancipatrice, au
sens de Karl Polanyi
: le véritable défi, c’est la résistance à l’économisation, par tous
les moyens. Le monde n’est pas fait de relations économiques !
Mais comment se « déséconomiser » ?
Refaire
une société est ce qu’il y a de plus compliqué, surtout quand elle a
été défaite par ces forces puissantes qu’on appelle « néolibérales ». La
gauche a tout perdu, il faut se réarmer autrement et poser en termes de
valeurs des questions qui sont posées en termes d’économie. On le voit
avec la crise de l’hôpital, de l’enseignement : ces sujets ne sont pas
valorisés parce que la question de la valeur n’est pas considérée comme
prioritaire. Pourquoi ne paierait-on pas mieux les professeurs, les
infirmières ? Pourquoi l’hôpital est vu comme une dépense et pas un bien
commun ? Qu’est-ce qui est important ? C’est quoi, la prospérité ? Le
merveilleux livre de David Graeber et David Wengrow Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité
montre que des tas de sociétés se sont organisées en dehors de toute
économisation. L’intérêt de cet effroyable Covid, c’est qu’il nous fait
considérer les choses différemment et nous questionner : qu’est-ce
qu’une vie bonne ? Le phénomène de « la grande démission » — ces
millions d’ouvriers et d’employés qui quittent leur travail et n’en
cherchent plus, depuis le début de la pandémie, aux États-Unis et
ailleurs — est quand même drôlement intéressant. Bref, l’histoire n’est
pas finie. En plus, tout le monde a vu Don’t Look Up sur Netflix, et a pris un coup sur la tête…
C’est votre cas ?
[...] Le
changement climatique n’est pas un ennemi extérieur, c’est quelque chose
de très intime, qui est inséré partout et qui est déjà en marche ! [...] Adam McKay a capté le sérieux de la
situation, qui fait que le film est profondément perturbant et, en ce
sens, très efficace. Beaucoup de climatologues, d’ailleurs, se sentent
soulagés, et disent : c’est moi, c’est nous, c’est ce qui nous arrive.
Un anéantissement général de l’espèce humaine ?
Sauf
que le meilleur personnage du film, l’hypercapitaliste complètement
dans l’esprit du temps, affreux mélange d’infantilisme, d’imaginaire
technique et d’arrogance totale, s’en sort. Il organise sa fuite. Comme,
aujourd’hui, Elon Musk, Jeff Bezos
et les autres clowns richissimes et narcissiques qui s’offrent des
virées dans l’espace [...] Les
sourires, ou plutôt les rictus de tous ces cinglés nous envoient un tout autre message : la
planète va mal, on se tire, démerdez-vous !
Alors, tout est foutu ?
Ce
n’est pas mon boulot d’être catastrophiste. Notre livre est honnête,
puisque nous disons : voilà soixante-seize grosses difficultés,
n’espérez pas y échapper. Mais ça ne veut pas dire que la situation ne
peut pas changer. C’est même le contraire, si ces questions sont enfin
prises au sérieux, comme ont été pris au sérieux, pendant les périodes
libérale et socialiste, des tas de problèmes métaphysiques, économiques,
culturels. Bien sûr, le temps presse. Mais en attendant, les mouvements
d’extrême droite avancent, ceux qu’on appelle poliment les « illibéraux
» et qui sont en fait néofascistes : ils trouvent
les termes qui suscitent des affects d’adhésion, qui mobilisent autour
de visions archaïques et irréalistes du territoire, de peuples fermés
sur eux-mêmes… Dire que nous n’avons plus le temps de réfléchir, c’est
leur laisser toute la place.
Source : Télérama, le 23/01/22
https://www.telerama.fr/debats-reportages/bruno-latour-l-ecologie-c-est-la-question-existentielle-de-notre-temps-7008375.php
À lire
Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, éd. Les Empêcheurs de tourner en rond, 96 p., 14 €.
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