De l'usage des points de suspension
Mais que cherche à nous dire cette personne qui ponctue systématiquement ses messages de points de suspension ?
J’ai reçu hier soir un message de la part de mon père. Mon père m’écrit souvent, et toujours avec pas mal de points de suspension. Les années passant, l’extension des messageries de toutes sortes ou l’âge aidant, son emploi de cette ponctuation s’est vu multiplier par le nombre de points que comprend une suspension.
Désormais, ce ne sont plus trois points mais 5 ou 6 points, et qui ne ponctuent plus seulement une fin de phrase, mais chaque proposition, voire chaque mot écrit. Au final, ses messages comptent, je crois, presque autant de points que de mots. Au point, justement, que j’en suis venue à me demander, hier : mais qu’essaie-t-il de me dire ?
A-t-il des mots sur le bout de la langue ? Ne trouve-t-il pas la bonne manière de s’exprimer ? Est-ce une démonstration de sa pensée en train de se construire, ou, au contraire, celle de l’impossibilité de se construire, le langage échouant à rendre les subtilités de ses réflexions ? Ou est-ce une invitation à l’échange, à moi de compléter ses phrases ?
Bref, les points de suspension de mon père m’ont, je dois dire, laissée en suspens.
Suspendu à une fin de phrase qui n'arrive jamais
Quoiqu’il en soit, me voici suspendue à une fin de phrase qui n’arrive jamais et à me dire que les points de suspension portent vraiment bien leur nom.
C’est d’ailleurs tout le paradoxe de ces points : leur présence ne sont là que pour nous montrer qu’ils suspendent quelque chose. Ils ne sont là que pour nous signaler qu’il y a un trou, une absence. Ils ne comblent pas le vide mais ils le soulignent.
Qu’on les emploie volontairement, ou pas, ils sont là pour montrer qu’on pourrait ajouter quelque chose de plus, mais qu’on ne le fait pas.
"J’aimerais en dire plus...", mais les mots me manquent, ma pensée est trop puissante, le message est trop fort. Ce qui est, quand on y pense, une marque indéniable de confiance pour son interlocuteur ou de connivence.
A cet égard, il y a quelques années, j’avais même pris l’habitude d’envoyer des textos à deux points de suspension, histoire de souligner une complicité, sans trop en faire non plus dans l'ambiguïté. Du type : on se comprend mais je ne te fais pas un clin d'œil non plus. Comme quoi, comble des points de suspension, ils ont beau pointer une absence, on cherche à les combler coûte que coûte…
Absence et lourdeur
Comment ne pas voir ces points de suspension, qui s’affichent, qui s’étendent, qui s’étalent ? Comment ne pas voir que cette ponctuation censée suspendre, interrompre en toute légèreté, finaliser en toute subtilité, exhibe ses trois gros points ?
Le paradoxe de ces points, ce n’est pas seulement qu’ils montrent une absence, ce n’est pas seulement qu’on les surcharge de sens, c’est qu’ils laissent aussi lourdement penser que leur auteur n'a rien à dire.
“Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément”.
Oui, je connais la phrase avec un seul point de Nicolas Boileau. Et je me demande ainsi, pourquoi ne pas assumer, plutôt que de poser trois points à la suite, et dire carrément : je te laisse finir ma phrase, je te fais confiance pour conclure, j’aimerais en dire plus mais je ne trouve pas le bon mot ?
Ou même pourquoi ne pas dire : je conçois ce que j’aimerais te dire, mais j’ai trop la flemme de l’écrire ? Ou encore, je ne conçois rien du tout, mais je préfère faire ça élégamment, façon mystère, avec des points de suspension ?
Les points de suspension, et c’est bien notre problème, révèlent à quel point on ne supporte pas le vide d'une relation. Car même quand il y en a un : on se sent obligé de le suspendre.
Photo : Des points c'est tout • Crédits : Jenny Dettrick - Getty
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