Pour accélérer la décarbonation de l’agriculture d’ici à 2050, il faudra modifier notre façon de concevoir l’alimentation
Les chercheurs en gestion Rebecca Duff et Michael Lenox recensent, dans une tribune au « Monde », les technologies et les comportements qui permettraient de supprimer les émissions de gaz à effet de serre de la chaîne agroalimentaire.
Tribune. D’ici trente ans, la population mondiale passera de 7 à environ 9 milliards d’individus. Peut-on nourrir 2 milliards de personnes supplémentaires tout en atteignant l’objectif de zéro émission de gaz à effet de serre, dont l’agriculture est un des principaux émetteurs ? Cela semble impossible. Pourtant, nous devons y parvenir d’ici à 2050 si nous voulons maintenir le réchauffement de la planète en dessous de 2 °C et éviter les conséquences majeures du changement climatique. La seule façon d’atteindre cet objectif est de changer radicalement notre manière de produire les aliments que nous consommons.
Le secteur de l’agriculture et de l’exploitation des sols représente près d’un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les principaux responsables sont le méthane et l’oxyde nitreux, de puissants gaz à effet de serre, qui représentent ensemble plus de 80 % des émissions agricoles. Alors que les politiques et les accords internationaux visant à combattre le changement climatique portent surtout sur le dioxyde de carbone, le méthane et l’oxyde nitreux représentent 22 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et ont un potentiel de réchauffement plus élevé que le dioxyde de carbone.
La principale source de méthane au sein de l’agriculture est le bétail. Sous-produit de la digestion des animaux, ce gaz est libéré dans l’air par les éructations des animaux et le stockage à long terme du fumier. Les additifs alimentaires, les probiotiques et la sélection génétique permettent déjà de réduire la production de méthane chez les bovins. Ces améliorations pourraient réduire ces émissions de 25 % à 80 %. Il en est de même du captage du méthane. Certaines entreprises pilotent déjà des projets utilisant des procédés permettant de transformer ce gaz en source d’énergie pour le chauffage et l’électricité. Ces nouvelles approches sont encourageantes, mais ne permettront pas de décarboner totalement la production de viande bovine et de produits laitiers.
Mauvaise gestion des sols
Et si nous supprimions la vache de l’équation ? Les protéines d’origine végétale explosent dans les supermarchés. Désormais entrées dans les mœurs, les alternatives végétales tendent de plus en plus à remplacer les produits laitiers dans les rayons. Les steaks végétaux figurent déjà dans les menus des restaurants et dans les rayons frais des supermarchés. Et pour les sceptiques qui souhaitent retrouver le goût du bœuf, les scientifiques ont trouvé un moyen de produire des morceaux de bœuf à partir de lignées cellulaires animales. Baptisée « viande propre », cette option permet non seulement de réduire à zéro les émissions de méthane, mais également de répondre aux préoccupations en matière de bien-être animal et de libérer des pâturages pour en faire des puits de carbone.
Les émissions d’oxyde nitreux, quant à elles, sont la conséquence de la mauvaise gestion des sols, qui a conduit à l’usage massif des engrais azotés. Depuis plus d’un siècle, l’agriculture s’efforce d’accroître le rendement des cultures au détriment de la durabilité des sols à long terme. Selon un rapport des Nations unies, 40 % des sols utilisés pour l’agriculture dans le monde sont dégradés, et 70 % de la couche arable, essentielle à la croissance des plantes, a disparu. L’épandage généralisé d’engrais azotés sur les champs, ainsi que la monoculture et le labourage, sont les principales sources d’émissions d’oxyde nitreux. Le moment choisi pour épandre les engrais azotés, leur taux d’utilisation et leur emplacement jouent un rôle dans ces émissions. L’émergence de l’intelligence artificielle dans l’agriculture, qui permet une gestion plus précise des cultures, associée à des pratiques agricoles régénératrices telles que les semis directs, les cultures de couverture, etc., pourrait réduire considérablement les émissions. Sans les éliminer totalement.
L’influence des consommateurs
Pourtant, certaines nouvelles technologies prometteuses pourraient aboutir à une agriculture sans aucune émission de carbone. L’une d’entre elles, l’agriculture verticale intérieure, consiste à faire pousser les cultures hors-sol dans un environnement hautement contrôlé, ce qui permet d’éviter complètement la gestion du sol et de réduire la consommation d’eau de 95 %. L’agriculture verticale, qui peut être installée en milieu urbain, rapproche les aliments des consommateurs, ce qui diminue les coûts de transport et peut libérer des terres actuellement cultivées pour les transformer en puits de carbone, tels que des forêts.
Un autre exemple est ce que les scientifiques appellent « l’édition génomique ». Il n’est pas question ici des organismes génétiquement modifiés controversés des années 1990, mais d’une science qui consiste à modifier légèrement l’ADN natif de la plante, ce qui se produit normalement au fil du temps dans la nature. L’édition de gènes pourrait augmenter le rendement et la résistance des cultures, essentiels dans un environnement qui se réchauffe, voire permettre aux cultures de fabriquer leur propre azote.
L’industrie agroalimentaire est déjà largement influencée par le choix des consommateurs. Bio, sans antibiotiques, circuit court… Pour accélérer l’évolution de l’agriculture en vue de sa décarbonation d’ici à 2050, il faudra modifier notre façon de concevoir l’alimentation, et changer considérablement nos habitudes. Cela prendra du temps, demandera de la pédagogie, des investissements et, surtout, un engagement en faveur du bien commun. Que pouvons-nous faire dès aujourd’hui ? En tant que consommateurs, nous pouvons reconsidérer notre consommation sous l’angle de la durabilité et de l’absence de carbone, et rechercher des solutions alternatives, quel que soit notre pouvoir d’achat ou notre mode de consommation. Et ce faisant, nous pourrons peut-être contribuer à sauver la planète et à nourrir le monde.
Rebecca Duff est associée de recherche à l’Institut Batten de la Darden School of Business (université de Virginie, Etats-Unis) et coautrice de « The Decarbonization Imperative » (« l’impératif de la décarbonation », Stanford University Press, 2021, non traduit).
Michael Lenox est professeur d’administration des affaires, doyen associé et directeur de la stratégie à la Darden School of Business (université de Virginie, Etats-Unis) et coauteur de « The Decarbonization Imperative »
Une nouvelle politique agricole
L’idée que l’agro-industrie actuelle est néfaste pour l’environnement, la santé, l’alimentation, l’équilibre économique mondial est de plus en plus partagée. Mais par quoi la remplacer ?
- « Pour accélérer la décarbonation de l’agriculture d’ici à 2050, il faudra modifier notre façon de concevoir l’alimentation »,
par Rebecca Duff, associée de recherche à l’Institut Batten de la
Darden School of Business (université de Virginie, Etats-Unis) et
coautrice de « The Decarbonization Imperative » (« l’impératif de la
décarbonation », Stanford University Press, 2021, non traduit), et
Michael Lenox, professeur d’administration des affaires, doyen associé
et directeur de la stratégie à la Darden School of Business (université
de Virginie, Etats-Unis) et coauteur de « The Decarbonization Imperative
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- « Pour une triple transition agricole, climatique et énergétique de la PAC », par Gilles Luneau, journaliste et réalisateur, auteur de « Steak barbare. Hold-up végan sur l’assiette » (L’Aube, 2020)
- « Pour la première fois dans l’histoire, la société européenne subventionne la mise en place d’un échange inégal qui lui est défavorable », par Gilles Allaire, ancien directeur de recherches en économie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, Matthieu Calame, ingénieur agronome, Benoît Daviron est chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, et Christian Mouchet, professeur émérite en économie rurale à Agrocampus-Ouest (Rennes).
- « Le jardin partagé est la forme archétypale de la société démocratique et écologique », par Joëlle Zask, philosophe et maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille
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