Guerre en Ukraine : hackeurs et cyber-résistants entrent dans le conflit
À l’Est, le conflit se joue aussi sur le terrain numérique. Avec des conséquences qui pourraient être bien réelles. Faut-il s’attendre au pire ?
En pleine invasion de l’Ukraine, alors que pleuvent de vraies bombes sur le pays, comment rendre compte de la menace numérique sans jouer à se faire peur ? Et évaluer un danger bien réel sans sauter à pieds joints dans le fantasme d’un « cyber-Pearl Harbor » 1 ? Sur le front de l’information, un premier affrontement s’est traduit par l’annonce de l’interdiction des médias d’État RT et Sputnik dans l’Union européenne. Désormais, chaque camp se met en ordre de bataille sur Internet. Jusqu’à présent, les cyberattaques russes, dont le nombre est presque impossible à évaluer, sont circonscrites au théâtre des opérations et aux belligérants. Elles visent des objectifs opérationnels : sites institutionnels, de médias ou de grands acteurs énergétiques. Ces cyberattaques constituent l’apogée d’une tension qui n’a cessé de s’accumuler au cours de la décennie précédente.
Des réseaux de trolls
« C’est un conflit total, mené par un acteur étatique connu pour des agressions technologiques récurrentes contre le pays qu’il attaque, l’Ukraine », avance Louis Pétiniaud [...] spécialiste du cyberespace post-soviétique. Depuis 2014, entre l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass, l’Ukraine est en effet devenue le laboratoire des expérimentations informatiques moscovites. Comme lorsque, à l’avant-veille de Noël en 2015, une attaque complexe a mis hors service pendant plusieurs heures une centrale électrique à Ivano-Frankivsk, dans l’ouest du pays, plongeant quatre-vingt mille personnes dans l’obscurité. De quoi fragiliser les infrastructures locales ? « Les Russes en ont une connaissance intime », confirme Julien Nocetti [...] chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri). « Mais parallèlement, l’Ukraine a renforcé sa capacité de résilience numérique, épaulée par le centre de cyberdéfense de l’Otan à Tallinn (Estonie) ou le StratCom à Riga (Lettonie), où elle a appris à analyser les réseaux de trolls. Il y a eu une vraie circulation d’expertises. »
Dans un climat de guérilla dématérialisée, les Anonymous, cette mouvance informelle d’activistes à clavier, ont repris du service comme aux grandes heures des printemps arabes. Le gouvernement de Volodymyr Zelensky a, lui, appelé ses hackeurs à la rescousse. « C’est très nouveau », à en croire Louis Pétiniaud, quand Julien Nocetti insiste sur une autre hardiesse inédite, « la formation de bataillons de cyber-résistants, comme en Biélorussie, dont l’objectif est de harceler l’armée ennemie ». Mais le saint-cyrien en est persuadé, « nous sommes encore en phase d’observation, très loin d’avoir vu la puissance de feu cyber de la Russie ». Selon le chercheur, « la situation est inédite dans la mesure où c’est une guerre politique entre la Russie et les Occidentaux. Dans la finance, on parlerait de crise systémique. Si nos infrastructures de soins, nos chaînes de production ou nos réseaux routiers sont ciblés, les conséquences seront très visibles ».
Pirater le réseau ferroviaire
La situation est d’autant plus imprévisible qu’au fil des ans, par l’alliance indémêlable d’acteurs étatiques et de réseaux criminels, la Russie est devenue le centre névralgique du « rançongiciel », ce mot-valise barbare qui dénonce la prise en otage de données sensibles. En 2021, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), le pompier numérique de la France, recensait déjà « une tentative d’attaque par semaine sur des infrastructures de la chaîne hospitalière », de Rouen à Dax. Faut-il s’attendre à pire ? Nul ne le sait, et il convient d’insister sur ce point. Mais le terrain numérique semble d’ores et déjà s’imposer comme le siège du rapport de forces, l’endroit où l’on bande les muscles en évitant d’entrer en guerre avec la Russie. « Nous avons significativement renforcé notre posture de cyberdéfense », déclarait par exemple le porte-parole du ministère des Armées, Hervé Grandjean, sur France Info le 2 mars, en rappelant au passage les objectifs de recrutement : cinq mille cybercombattants français à l’horizon 2025. La position est la même outre-Atlantique. Dès les premières heures de l’invasion de l’Ukraine, la communauté du renseignement américain a ainsi soumis au président Joe Biden plusieurs scénarios offensifs, qui permettraient par exemple de pirater le réseau ferroviaire afin de perturber le ravitaillement des troupes de Vladimir Poutine.
Sur ce sol meuble où les règles d’engagement restent floues, le locataire longue durée du Kremlin qui, dit-on, ne s’approche jamais d’un ordinateur, a encore une carte dans sa manche : la déconnexion volontaire. Ce rêve d’un « runet » souverain et sous contrôle, inspiré des modèles iranien ou chinois, étanche aux influences étrangères, est un peu plus qu’un fantasme de dictateur. Né sous la présidence de Dmitri Medvedev, dans une période d’ouverture vers l’Ouest, porté par des parlementaires zélés au nom de la lutte antiterroriste ou de la chasse à la pédopornographie, il a été formalisé dans une loi de 2019 « pour un Internet sûr et durable », c’est-à-dire indépendant des fournisseurs de services étrangers. Pour autant, si cet interrupteur géant a encore été testé l’été dernier, il reste très difficile à mettre en œuvre. « Les autorités russes pourraient isoler les grands centres urbains, Moscou, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk ou Iekaterinbourg, mais c’est un pays qui s’étend sur onze fuseaux horaires », estime Julien Nocetti, qui évoque « quelques réussites locales dans des moments de tension, comme en Ingouchie, dans le Caucase, en 2018, ou en Ossétie du Nord ». Reste que ce double objectif – maîtriser l’information autant que l’infrastructure – dénote d’une approche radicalement différente de la nôtre : en Russie, Internet est moins une technologie qu’un territoire 2. À protéger. Ou à envahir.
1 Selon l’expression avancée par le secrétaire à la Défense américain Leon Panetta dès 2012.
2 Ru.net, géopolitique du cyberespace russophone, de Kevin Limonier, éd. L’Inventaire, 2018.
Pour aller plus loin
Le conflit en Ukraine vu par RT France : une guerre ? quelle guerre ?
Débats & Reportages12 minutes à lire
Six documentaires à voir pour comprendre la guerre en Ukraine
Écrans & TVLe service Écrans3 minutes à lire
Commentaires
Enregistrer un commentaire